Quel que soit notre niveau, finir un match est quelque chose de plus compliqué qu’il n’y paraît. Que ce soit chez les amateurs ou les pros. On peut penser à la finale de l’US Open où Alexander Zverev mène 6/2 6/4 4/4 pour perdre contre Dominic Thiem 2/6 4/6 6/4 6/3 7/6. Jusqu’au bout du tie-break, Zverev avait la victoire à portée de raquette. Idem pour Kristina Mladenovic contre Varvara Gracheva lors du 2ème tour du l’US Open. La française menait 6/1 5/1 40-0 et, pourtant, elle perd le match !
Tu as déjà vécu cette situation ?
As-tu déjà joué un match comme celui-ci ? Personnellement oui. Et dans ma tête ça donnait à peu près ça :
1er set
6/2 : Tout me réussit. “Ok, tu viens de remporter le premier set haut la main. Tu es bien dans ton match : tes services font mal à ton adversaire et tes coups droits sont propres. On continue.”
2ème set
4/1 : Je suis presque sur pilote automatique. “Bien super ! Il va servir pour essayer de revenir à 4/2. Son service est pas ouf, mais, au cas où, tu as une petite marge d’erreur. Reste agressif sur les retours.”
5/1 : “Yes ! J’ai plus qu’à servir pour le match ! Allez, c’est parti. Pas de faute sur le service et ça devrait le faire.”
0/15 : “Bon, tu fais la faute en te précipitant un peu au filet alors que ta balle de montée n’était pas très gênante pour l’adversaire. Allez c’est pas grave, on lâche rien.”
0/30 : La première balle n’est pas passée et la 2ème est posée au centre du carré. Et je me fais punir avec un retour de service qui trouve une belle zone le long de la ligne. “Allez finis ce match !”
15/30 : Joli service gagnant extérieur sur la première balle. “Allez encore !”
15/40 : 1er service dedans, mais pas assez dérangeant. L’échange s’est poursuivi avec une diagonale de coup droit durant laquelle mon bras devenait lourd et mon geste moins fluide. Je tente de prendre l’avantage en accélérant le jeu mais je fais la faute en envoyant la balle dans le couloir. “Ah non ! Ce n’est pas à toi de faire le jeu ! Tu dois gérer ton avance. Allez, c’est maintenant qu’il ne faut pas faire de faute.”
5/2 : À force d’y penser, j’ai fini par la faire, cette double faute que je redoutais tant. J’essaie de me remotiver, me dire que c’est rien et que j’ai d’autres occasions de gagner ce match. “Allez, on s’y remet !”
5/3 : Mon adversaire sort un jeu de service incroyable qui me surprend totalement. Je ne savais même pas qu’il pouvait engager comme ça. “Bon, il me reste mon jeu de service si je veux faire la différence.“
5/4 : Le même schéma que 2 jeux plus tôt. Je suis tendu. Mon bras est de plus en plus lourd. Je me mets à réfléchir à chaque frappe. Le pilotage automatique est devenu un pilotage manuel où chaque manœuvre demande un effort. Mes jambes ne s’ajustent plus comme avant… “Je servais pour le match. Maintenant, c’est lui qui sert pour revenir à 5/5.”
5/7 : Les points et mes fautes ont défilé trop vite. Il vient de gagner le 2ème set. Il faut tout reprendre depuis le début.
3ème set
0/3 : Mais mon adversaire est en confiance ! Son ego est boosté par cette remontada et il réussit tout ce qu’il tente (amorti et passing ou demi-volée d’approche). Ça me dégoûterait presque. De mon côté, je tente de rester dans le match, de remettre la balle en jeu pour ne pas couler. “Accroche toi.”
0/5 : Pendant ce dernier jeu, j’ai décelé une brèche : il commence à craquer sur les échanges de revers. Je n’ai pas gagné le jeu, mais la faille est là. “Continue à taper dessus. Ça finira par lâcher.”
3/5 : “Oui ça fonctionne ! Si je tiens l’échange en diagonale de revers, ça peut le faire !” Mais, je commence sincèrement à fatiguer. Mon adversaire me déplace sur le court et je suis souvent en retard. Mon jeu de jambes est à l’agonie et j’ai l’impression que mon bras pèse une demi-tonne.
3/6 : Le jugement est sans appel. Remonter le score en partant de si loin était trop compliqué. Peut-être qu’en trouvant la faille plus tôt… Je commence à refaire le match dans ma tête… Je vais saluer mon adversaire, mais le coup est dur et la défaite amère ce jour-ci.
Alors, pourquoi il est difficile de finir son match ?
Et bien, avec beaucoup de recul et quelques connaissances de plus en mental et en psychologie, voici le diagnostic. À mesure que le 2ème set avançait, j’ai commencé à me projeter vers la fin du match.
La projection dans le futur
On a tous déjà expérimenté ça : la projection permet de s’imaginer dans une situation qui est déjà passée ou qui, dans ce cas, n’est pas encore arrivée. À petite dose, elle permet de se motiver. Exemple : “Si je remporte ce jeu, je vais être en position de servir pour le match”. Du coup, quand tu te lèves de ta chaise, tu l’as, cette envie de dévorer la fin du match. Mais la projection a aussi un aspect néfaste : par définition, elle ne permet plus d’être dans le moment présent. Quand tu te projettes, ton attention, ta concentration, n’est plus disponible pour le moment présent, pour le point à venir. Tu passes de “Je vais faire tel enchaînement pour le prochain point” à “Si je perds le 3 prochains points, ça va devenir compliqué.”
Mais, de manière plus pervers encore, la projection te pousse à poser ton intention sur un objectif de résultat (ex : gagner le jeu et servir pour le match). Sauf qu’un objectif de résultat ne dépend pas que de toi et de ta volonté. Il dépend également de ton adversaire, de ton niveau de fatigue, etc. Un objectif de résultat non-atteint mène à une démoralisation profonde.
Pour ne rien arranger, inconsciemment, la projection me permet en avance d’envisager cette victoire (qui était à 4 coups de raquette) comme mienne. En d’autres mots, je me voyais déjà gagnant.
L’aversion à la perte et la dépendance à la référence
L’aversion à la perte est un biais cognitif qui nous pousse à attribuer plus de valeur à quelque chose qui nous appartient et que l’on peut perdre par rapport à quelque chose qu’on n’a pas encore et qu’on peut obtenir. Mais ce point de vue, obtenir ou perdre ce quelque chose, est dépendant d’un point de vue de référence.
Le psychologue et économiste Daniel Kahneman a mis en évidence ces biais dans l’expérience suivante : à la moitié d’un groupe de participants, il donne un mug et leur demande à combien ils seraient prêts à le vendre. À l’autre moitié, il leur a demandé à combien ils seraient prêts à acheter ce même mug. Résultat : prix de vente moyen 5,25$, prix d’achat moyen 2,50$. Les “vendeurs” estimaient que leur mug valait 2x plus cher que les autres étaient prêt à débourser pour l’avoir. Inconsciemment, ils ont attribué plus de valeur à cet objet parce que celui-ci était à eux et parce que les participants allaient le perdre.
Pour revenir sur le tennis, en t’imaginant gagner le match, ta situation de référence a changé : tu es passé de “joueur qui se bat pour gagner ce match” à “futur gagnant qui n’a pas envie de perdre”. Et l’idée de perdre le match devient plus douloureuse que la satisfaction de réellement être vainqueur. Pour le dire autrement, tu ne joues plus pour gagner, tu joues pour ne pas perdre. Ce qui mène à des réflexions du genre : “À ce niveau, ce n’est plus à toi de faire le jeu. Gère ton avance et attends sa faute.” Tu finis par mettre moins d’intensité dans tes coups, à jouer petit bras et finalement devenir passif.
La solution pour enfin finir tes matchs
Alors comment faire pour ne plus laisser filer les matchs que tu domines ? Comment faire pour conclure ?
1. Se reconcentrer sur le présent
On l’a vu dans cet article, la projection dans le futur (ou le passé) provoque une perte de concentration sur le moment présent. Il faut donc remettre ce moment présent au centre de ton attention. Cela passe par la définition d’un plan de jeu précis que tu cherches à appliquer point par point. Tu peux également (et je le recommande vivement) mettre en place une routine de concentration. Une routine est un enchaînement de gestes choisis qui t’aide à te reconcentrer avant un point. Par exemple, voici la routine que je mets en place, dès la fin d’un point, avant chaque moment important : aller lentement chercher les balles pour servir pour reprendre mon souffle et évacuer de ma tête le point précédent. Si besoin, je prends mon temps de m’essuyer le bras, le poignet et la main avec ma serviette. Je reviens me placer en définissant clairement ce que je veux faire sur ce point (ex : jouer long pour me créer une occasion de monter au filet). Avant de commencer ma préparation de service, j’expire un grand coup et je commence à faire rebondir ma balle avant de servir. Tous les gestes de cette routine ont pour but de me mettre dans les meilleures conditions pour débuter le point d’après.
2. L’intention de jeu
J’en ai déjà parlé dans un article précédent, en plus d’être concentré dans le moment présent, l’important est de rester actif sur le court. Pour ça, il faut avoir une idée de ce que tu veux faire. Avoir une intention de jeu ne signifie pas nécessairement attaquer. Mais ton plan doit comporter des actions précises. “Défendre” n’est pas assez clair et tu pourrais être tenté de simplement pousser la balle dans le terrain et jouer petit bras, permettant à ton adversaire de rentrer dans le court et prendre l’ascendant. Sois clair dans les consignes que tu te donnes “attaque, sur son revers”, “fais-le reculer”, “déplace-le”. Même quand ton plan est axé sur la défense, tu peux toujours définir la manière de le faire : “défends croisé” ou “chope tes revers et joue trop bas pour qu’il puisse vraiment attaquer”.
Reste entreprenant. C’est à toi de faire le jeu pour gagner ce match !